Conférence de Marc Chevrier.
Résumé. Dans un texte lumineux mais quelque peu oublié vingt ans après sa parution, le sociologue Hubert Guindon a observé le triomphe dans les esprits de « la vision anglophone du nationalisme des Canadiens français, fondée sur la pensée politique de Lord Acton, qui voyait le principe de nationalité au fondement de l’État-nation comme une calamité autrement plus dangereuse que le communisme naissant de son époque. » Or, ajoute Guindon, « [c]e que Trudeau et Ramsay Cook, son historien préféré, négligent de nous dire, c’est que, pour Lord Acton, les États par excellence de son époque étaient l’Empire austro-hongrois, dont le territoire comprenait plusieurs minorités nationales, et l’Empire britannique, qui s’étendait “aux quatre coins du monde”, où son contrôle de l’État permettait aux races inférieures de se faire éduquer au contact d’une race supérieure. » Tablant sur les intuitions de Guindon, la conférence tentera de montrer que le Canada a réalisé à travers son histoire, ses institutions et son idéologie une synthèse étonnante et subtile entre ces deux empires. Pour ce faire, il faudra apprendre à considérer le Canada autrement qu’à travers les outils habituels dont ont usé le droit et la science politique pour classer les régimes. Ainsi, appréhender le Canada au moyen des concepts traditionnels de fédération ou de monarchie constitutionnelle ne nous permet guère de saisir ce qu’il y a d’impérial dans la dynamique du pouvoir et des rapports entres groupes nationaux au sein d’un pays qui depuis sa grande mue de 1982, rêve de devenir un microcosme qui absorbe dans son droit multiculturel harmonique tous les peuples et les croyances de la terre. Les théoriciens du fédéralisme ont toujours été embêtés par l’empire, au vu des grandes similitudes entre celui-ci et la fédération, parée de toutes les vertus. Or, comme l’avaient bien vu Montesquieu (châtelain de La Brède, près de Bordeaux) et d’autres penseurs, l’empire est bien moderne et peut revêtir les habits de la fédération. On verra ainsi comment, par un art de gouverner confondant qui mobilise en partie le droit et réussit même à enrôler dans son jeu les élites des minorités qu’il entend intégrer, l’Empire canadien parvient à désamorcer chez ces minorités tout projet national et républicain.
Notice biographique. Marc Chevrier est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Formé en droit aux universités de Montréal et de Cambridge, il est docteur en science politique de l’Institut d’études politiques de Paris. Il a notamment publié La République québécoise (Boréal, 2012, prix Richard-Arès du meilleur essai publié au Québec) et codirigé plusieurs ouvrages scientifiques, tels que La France depuis de Gaulle (Presses de l’Université de Montréal, 2010), Des femmes et des hommes singuliers (Armand Colin, 2014) et Démocratie et modernité (Presses universitaires de Rennes, 2015). Il vient de publier aux PUL et chez Hermann L’empire en marche. – Des peuples sans qualités de Vienne à Ottawa (novembre 2019/février 2020).
[1] Hubert Guindon, « La Révolution tranquille et ses effets pervers », Société, 20/21, été 1999, p. 23.